Bad Kids
Toulouse
Les disquettes de l’économie (n°6) : Le salariat

Nécessaire pour notre survie quotidienne, le salaire est ce que l’on se procure en échange de nos bras, nos jambes et notre tête que l’on vend à un patron (individuel ou collectif) pour un temps donné. Il correspond de fait à une partie toujours plus infime de la valeur qui est générée pendant ce temps donné (voir disquette sur la « plus-value : relative et absolue »). Autrement dit les travailleurs salariés sont de ceux qui sont obligés de se lever le matin pour pouvoir se nourrir, se vêtir, se loger et se détendre. Bref ce salaire que l’on nous verse toujours à contrecœur sert à assurer notre reproduction, histoire que l’on puisse revenir le lendemain taffer pour le boss avec toujours autant d’entrain et de calories à cramer… Mais ce mode de reproduction de la force de travail est, comme l’entièreté du mode production capitaliste, une construction sociale. Le salariat a une histoire, qui est bien souvent celle du grignotage constant du capital sur la totalité de notre vie et du monde qui nous entoure…

 

Salariat et mode de production

 

« Il a fallu des siècles de sacrifices, de souffrances et d’exercices continus de la contrainte pour fixer le travailleur à la tâche, puis pour l’y maintenir »

Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale.

 

Dire que l’hégémonie du salariat est liée à l’avènement du mode de production capitaliste et son développement continu ne peut être contesté. Cette catégorie juridique du monde du travail existait certes sous bien des formes préalablement, mais son expansion, sa généralisation, ne pouvait se réaliser sans la destruction éclatante de l’ancien monde par la révolution industrielle. Avant le 19ème siècle, les « salariés », ne représentaient pas un corps social particulier et occupaient des activités aussi diverses que : domestique, compagnon des métiers, manouvrier journalier ou autres saisonniers mais la constante dans leur situation restait la précarité. De fait l’activité salariée constituait souvent un « à côté » de sa véritable activité économique. Un exemple parmi tant d’autres : les familles paysannes obligées de recourir au « domestic system », forme relativement répandue de proto-industrialisation (dans le textile notamment, où des négociants paient à la tâche des familles pour la confection de vêtements qu’ils réalisent à domicile) qui perdurera tout le 19ème siècle.

L’évolution de cette salarisation de la société fut progressive jusqu’à nos jours. Elle constitue aujourd’hui pour un pays comme la France la réalité du rapport au travail pour environ 90% de la population, même si elle fut surtout le fait de grands à-coups (révolution industrielle et post 2ième guerre mondiale par exemple). Mais l’installation de ce modèle basé sur la « liberté » et le contrat est également l’histoire d’une contrainte, d’un rapport de force entre travail et capital. Théoriquement comme dans la pratique le salariat pose en lui-même l’existence d’une coupure nette entre temps de travail social (activité salariée nommée plus honnêtement « exploitation » pour ceux qui ne restent pas à la surface de ce monde…) et temps de travail domestique. Egalement, le produit de ce travail social est destiné à un échange marchand mais ça c’est la base même du mode de production capitaliste (voir disquette n°1).

Dans les faits cette installation du salaire comme norme fut aussi le fruit d’une lutte : celle de la bourgeoisie pour installer le travail, c’est-à-dire la source de sa richesse, et ses valeurs au centre de la société. En France on peut se remémorer quelques moments-clés. La révolution de 1789 en est un. La bourgeoisie pour son essor avait non seulement besoin de liberté politique mais surtout de libertés économiques : la fameuse « liberté de la personne » est en partie donnée par la Loi Le Chapelier de 1791 qui abolit nombre de barrières entravant la libre mise en concurrence (jurandes, corporations de métiers…). Egalement est acquise la liberté de circulation des biens, condition de leur mobilité. Une évolution brutale aux conséquences très lourdes, principalement pour les paysans (mais aussi les artisans). Le 19ème est le siècle de la concentration de capitaux et d’investissements toujours plus massifs ce qui tend à ruiner et/ou absorber les « petits » producteurs, quelle que soit la nature de leur activité. Cette extension des marchés déboucha sur de vastes mouvements d’expropriation des terres des paysans (enclosures en Angleterre par exemple). Ces paysans devinrent pour beaucoup des vagabonds et/ou des ouvriers des manufactures qui poussèrent un peu partout à l’époque. Mais bien sûr on ne provoque pas des changements si brutaux dans une société sans que cela ne génère des réactions, des luttes, des émeutes et toutes ces choses qui hantent le capital et ses objectifs de rendement. Comme toujours en pareil cas la bourgeoisie via les pouvoirs publics s’est efforcée de créer des cadres juridiques de coercition pour ce prolétariat en formation. Le livret ouvrier, véritable carte d’identité ouvrière qui valait théoriquement une condamnation à du ferme pour qui ne l’avait pas sur lui, était également un outil fabuleux de contrôle social et de discipline contractuelle au service du patron. L’ouvrier ne pouvait se faire embaucher dans une entreprise sans la présentation de ce même livret où étaient présentes les annotations de son ancien employeur. Et pour ceux que ce grand mouvement de prolétarisation a laissés de côté, presque tous les pays industrialisés se sont efforcés de créer des lois et autres arrêts anti-vagabondage…

 

Salariat, plus-value et reproduction

« Le travail tue, le travail paie
Le temps s’achète au supermarché
Le temps payé ne revient plus
La jeunesse meurt de temps perdu »

Raoul Vaneigem, La vie s’écoule la vie s’enfuit.

 

L’innovation principale du salariat est de faire de l’heure de travail une marchandise qui s’achète, se vend et se négocie, déconnectée de la valeur de la production. Le travailleur n’est plus celui qui produit en partie pour lui et en partie pour le propriétaire des lieux comme chez les Seigneurs. Tout ce qu’il produit, c’est pour le patron.

Seule la force humaine de travail intégrée dans le processus de production produit de la valeur [cf. disquette N°2]. C’est donc en faisant travailler les salariés au-delà de la valeur de leur salaire (temps de travail nécessaire / surtravail) que l’on constitue une plus-value : la somme de ce qui est produit est supérieure à la somme des salaires versés pour le produire. Ce surtravail crée la plus-value [cf. disquette N°4].

Le capitalisme a besoin de poser un rapport contractuel et non permanent avec les travailleurs : en partie parce que la concurrence demande d’avoir toujours les coûts les plus faibles et pour cela, rien de tel qu’un contrat que l’on peut rompre pour mettre la pression. Le salariat devient en quelque sorte l’institutionnalisation de la lutte des classes, où se cristallisent les différentes pressions et contradictions : la plus-value, le contrat de travail, la marchandisation des travailleurs et leur mise en concurrence. En prenant un peu de distance, le salariat c’est une partie de l’humanité qui en achète une autre pour lui faire faire des trucs (chiants) et se faire des thunes avec. C’est l’absorption totale de notre temps et de notre autonomie.

 

Extension et normalisation du salariat

 

Le salariat comme mode de reproduction de la force de travail a pris une telle ampleur que l’on ne pense plus sans lui.. Ainsi dans nos esprits, travail=salaire et salaire=travail, c’est une donnée indépassable. En France, l’après-guerre scelle le compromis gaullo-stalinien (fordisme) qui fige un rapport de force et favorise la pacification sociale de la lutte des classes en l’intégrant dans des cadres institutionnels de gestion. C’est la mise en place de la Sécurité Sociale, dispositif phare et symbole de l’État-Providence, issue des solidarités ouvrières et paysannes contre les risques de la vie et la misère extrême (maladie, vieillesse, famille, accidents du travail) qui touchent en premier lieu les prolétaires. Les cotisations sociales prélevées sur nos salaires bruts peuvent nous être reversées sous formes d’allocations (salaires indirects) auxquelles nous avons droit.

Le salariat est un cadre de l’exploitation qui intègre totalement la reproduction sociale de la force de travail. On veut dire par là que le salaire est un calcul des ressources nécessaires aux travailleurs et travailleuses pour subvenir à leurs besoins et retrouver l’énergie de retourner au taf. Logement, vêtements, bouffe, santé, enfants…C’est assurer un niveau de vie minimum aux salariés et à leurs enfants pour qu’un jour, eux aussi puissent devenir des travailleurs en fonction des besoins du capital et de son évolution. Mais l’extension du cadre juridique nommé salariat conduit également à de nouvelles lectures erronées de la réalité capitaliste. Être « salarié » n’est pas la garantie d’appartenir à un nouveau groupe social aux intérêts communs. Ceux qui font des « salariés » une classe ont justement pour ambition de mettre de côté la lecture en termes de classes sociales qui est, elle, basée sur la place des individus dans le mode de production. Bien que prolétariat et travailleurs salariés soient deux termes pouvant souvent de recouper, l’existence même du PDG avec son salaire suffit pour comprendre la limite d’une telle lecture.

 

Le salariat face à la crise

 

À partir des années 60/70, le capitalisme se restructure pour sa propre survie et s’oriente vers un système de production de plus en plus flexible et mondialisé (voir plusieurs articles de Badkids n°1). Dans le même processus le marché du travail des pays occidentaux s’adapte et propose des contrats de plus en plus instables. La mise en concurrence mondiale des prolétaires s’accroit. La solution à la perpétuelle contradiction du capitalisme nommée baisse tendancielle du taux de profit (voir disquette n°5) est donc une fois de plus de faire baisser le coût du travail, c’est-à-dire augmenter le taux d’exploitation. Et la possibilité pour les capitalistes de gérer leur besoin de travailleurs presque au jour le jour est une avancée non négligeable pour eux. Contrairement à certains dires, le travail humain est toujours aussi nécessaire (puisque lui seul produit de la valeur) pour le capital, mais il est également toujours de trop, son coût ne pouvant être réduit totalement au néant (en plus des problèmes de consommation à la baisse que cela entraîne nécessairement pour les capitalistes).

Mais cette attaque du capital fut aussi réalisée dans une perspective contre-révolutionnaire (de manière consciente ou non, on s’en fiche). Le renforcement de la flexibilité du travail, sa précarisation croissante entraine nécessairement la fin du travail comme centralité et le chômage comme une norme relativement structurante (voir l’article sur le chômage dans ce numéro). De plus cette « armée de réserve » que constituent les millions de chômeurs et chômeuses de manière désormais structurelle dans les économies occidentales joue comme à son habitude un rôle de pression par le bas sur les salaires et autres conditions de travail. Dans cette crise, les CDD, l’intérim, les stages sont autant de possibilités de nous payer moins cher. La période actuelle est celle de la destruction des cadres conçus au 20ème siècle qui façonnait la forme des luttes de classes, devenus trop rigides (et dangereuses), au profit d’une nouvelle gestion individualisée. L’ANI, la loi Macron, la réforme des prud’hommes, la loi travail et les attaques contre les syndicats sont les exemples les plus récents de cette évolution du rapport capital/travail qui cherche à tout prix à rendre toujours plus existante l’atomisation des prolos.

Désormais dans une boite, tout le monde a des statuts, des contrats, des interlocuteurs différents, ce qui affaiblit nos capacités d’organisation collective. Au sein du prolétariat, certains ont encore moins la possibilité de s’organiser : les femmes, plus précarisées, moins syndiquées ou regroupées, ont historiquement été utilisées par le capitalisme comme une possibilité de travail moins coûteux. Il en est de même pour les immigrés sans-papiers, embauchés depuis des décennies comme main d’œuvre au rabais pour les tafs les plus durs ou dégradants. Dans cette restructuration le capital s’est bien attaché à détruire le sentiment d’appartenance commune des grandes concentrations ouvrières. Chaque division est exacerbée par le pouvoir et chaque jour ils s’attachent à en créer de nouvelles, quelles qu’en soient les critères tant que celui de l’intérêt de classe n’est pas abordé.

Si le salariat n’est donc pas en lui-même une structure figée et dépend bien des évolutions du mode de production, la rétribution du travail reste l’enjeu majeur de la lutte des classes. Et ce malgré les soi-disant discours scientifiques parlant de fin du salariat au profit d’un monde d’autoentrepreneurs et de petits patrons. Ce mythe de l’auto-entreprenariat sera d’ailleurs un jour une « disquette de l’économie » à lui seul tant il constitue pour beaucoup une carotte énorme en termes d’auto-exploitation accrue et de baisse du salaire réel via la fin du salaire indirect (bien sûr certains d’entre eux finissent par passer de l’autre côté de la barricade en devenant des patrons réussis …). Prochaine étape des disquettes de l’économie : la reproduction de la force de travail et du capital a.k.a le double moulinet!

 

abolitionsalariat

Comments are closed.