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L’ETAT D’URGENCE ou Quand les choses se précisent
Categories: Le journal, Ressources

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Malgré l’ampleur de ce qu’on va prendre dans la gueule, la rédaction de BK en cette fin février a presque eu un sourire en entendant le projet de réforme du travail acte 32 de Myriam El Khomri. Et si enfin la question sociale reprenait le devant de la scène ? Parce que ces derniers temps, les thèmes rabattus quotidiennement étaient plutôt de l’ordre à nous déprimer, à nous coincer dans de faux débats… Terrorisme, État d’Urgence, Démocratie, etc. : bref toutes ces données qui, on ne va pas se cacher, nous blasaient un peu et surtout offraient peu de perspectives d’actions pour les prolos. Il n’empêche que tout ce bordel se doit d’être pris au sérieux, parce que derrière les paroles se cachent (de moins en moins planquées à vrai dire…) des actes des plus concrets contre le développement de luttes sociales et de possibilités révolutionnaires.

 

L’État d’Urgence : continuité ou rupture ?

« L’union nationale doit être prolongée pour lutter contre l’islamisme mais aussi pour mettre en œuvre les réformes économiques et sociales.»

Nicolas Baverez, un connard comme on les aime…

 

Ce n’est pas relativiser l’importance de l’Etat d’Urgence et de sa constitutionnalisation de penser que dans un premier temps son application répondait principalement à un besoin politique, celui de répondre présent pour un PS au pouvoir relativement faible quant à sa propension à être au minimum respecté. Pour sûr que certains à l’Élysée ont crié un ouf de soulagement, la dernière hausse des sondages datant de Charlie. Pour autant l’application de l’État d’Urgence a des impacts réels. En plus des assignations à résidence prononcées massivement, de l’interdiction de manifester ou encore de la volonté de mettre les fichés S dans des camps[1], l’effet premier fut surtout d’enfermer toute pensée et action politique dans l’impuissance, coincée dans un discours totalisant, celui d’un État qui tente de se réaffirmer face et par le biais d’un djihadisme qui nous rappelle ce que ce monde peut produire.

Ce qui est présenté sous l’étiquette de terrorisme (quelle qu’en soit la couleur idéologique) englobe des choses très diverses dans l’histoire. Aujourd’hui un des intérêts de la situation pour le pouvoir étatique est bien de rappeler que malgré sa perte de légitimité due à un capital désormais transnational et une économie réellement mondiale, son caractère régalien[2] est bien toujours là et loin d’être dépassé. Symboliquement le sécuritaire est bien un de ses derniers leviers. Même si des forces transnationales et/ou privées tendent de plus en plus à jouer ce rôle comme le montre la multiplication des « interventions » de l’OTAN et des compagnies privées de sécurité partout dans le monde où un quelconque enjeu économique et politique existe. De fait l’Etat d’Urgence se pose dans la pure continuité d’une généralisation des opérations de police qui sont tout autant intérieures qu’extérieures pour les États les plus puissants économiquement et militairement.

Il ressemble plus à un énième calque que l’on rajoute sur la réalité, un de plus parmi les dizaines d’autres calques qui se sont accumulés depuis les années 80, du Vigipirate multicolore aux lois anti-bandes en passant par la loi sur la récidive légale (peines planchers, 2007), et qui confèrent toujours davantage de pouvoir de répression légale à la bourgeoisie, qu’elle en ait besoin sur le moment ou non. On pourrait même se dire que l’enjeu n’est pas pour elle de se donner plus de pouvoir dans le sens où la bourgeoisie, lorsqu’elle se sent menacée, est toujours prête à prendre plus énergiquement tous les pouvoirs et révéler plus abruptement sa nature nécessairement répressive. Puisque malgré toute sa bonne volonté elle n’arrivera jamais à faire fi des contradictions que produit le capitalisme. Mais le « monde moderne » nous a enseigné l’art de niquer les gens en les exploitant démocratiquement, du moins pour l’instant (et dans certains pays où ce cadre historique a pu se poser de manière avantageuse). De plus le cadre pacifié et démocratique de la société est à analyser également en corrélation avec le fait que la France est un pays de consommation dans la division internationale de l’économie capitaliste. Si on peut envoyer les gens au boulot un flingue sous la tempe, c’est moins vrai pour le centre commercial. On assiste à une segmentation spatiale du caractère répressif. Entre les régions du globe évidemment mais également à l’intérieur d’un territoire national, suivant les classes sociales que les différentes zones abritent.

En ce sens l’Etat d’Urgence n’est pas la négation d’une quelconque démocratie originelle et pleine de pureté, n’en déplaise à tous les « chiens de gardes » de l’intelligentsia qui la défendent corps et âmes, puisque leur place (confortable) dans la société est bien due à ce fameux caractère démocratique et à cette république qu’ils chérissent, se devant donc d’en être les défenseurs les plus actifs.[3]

L’Etat d’Urgence n’est pas le fascisme ou une simple dérive autoritaire, mais une avancée notable des possibilités déjà initiées. Le discours « ambiant » de cette gauche qui décèle dans ce qui se passe une anomalie vis-à-vis d’un fonctionnement démocratique « normal » n’est que la continuation du discours qui voit dans l’Etat un rempart au capitalisme, ou à la finance pour les plus contemporains. Cette même gauche (molle et extrême) qui se sent paumée par les événements, l’époque actuelle rendant caduque tout ce qui avait pu constituer son programme politique le long du XXème siècle[4].

 

Un rapport de plus en plus frontal

 

Il est donc difficile d’imaginer une lutte spécifique à mener sur l’Etat d’urgence, une lutte qui échapperait aux écueils cités plus haut. Le fait est qu’elle impliquerait quasi nécessairement une volonté d’un retour en arrière, au temps béni où notre exploitation se structurait dans un cadre moins répressif. Pour autant il s’agit de prendre en compte cette donnée dans ce qu’elle implique pour nos luttes. Ces mêmes luttes de classes qui seules peuvent remettre en cause l’Etat, d’Urgence ou pas, ainsi que toutes les structures d’un système toujours plus hardcore et qui n’a déjà que trop duré. L’État module ses lois, sa configuration et ses institutions au gré des processus économiques structuraux tels que la crise, et surtout en fonction du rapport de force qu’il entretient avec le prolétariat dans la période.

Qui dit période de crise dit nécessaire renforcement de l’arsenal permettant le maintien de l’ordre. L’Etat d’Urgence répond à cette problématique. Chaque bourge sur cette terre a déjà fait un cauchemar où un pauvre bougre viré de son appart, de son logement, finissait par se rendre chez lui lui prendre tout, y compris sa vie. Et bien la crise ne fait que renforcer cette crainte chez la bourgeoisie. Malgré les différentes figures médiatiques faisant de l’ultra-gauche puis des djihadistes (suivant l’évolution de la mode) les ennemis intérieurs du système, c’est bien le prolétariat dans son ensemble qui redevient une classe dangereuse. Et il ne peut en être autrement dans une période alliant attaque continue de nos conditions de vie et suppression toujours plus accrue des instances d’intégration et donc de gestion de ce même prolétariat (syndicats, associations, social-démocratie…). Cette dynamique de renforcement du maintien de l’ordre se retrouve chez l’ensemble des pays d’Europe, entre autres, depuis la crise[5].

Finalement l’Etat d’Urgence, prolongé de nouveau de trois mois, finira effectivement par quitter son caractère exceptionnel pour devenir la norme. En plus de sa constitutionnalisation adoptée par une assemblée aux trois-quarts vide, l’enjeu est principalement, avant la fin de l’Etat d’Urgence, de faire rentrer dans le droit commun un certain nombre de dispositions jusque-là spécifiques à cet état d’exception. Le projet de loi pour une réforme de la procédure pénale prévoit par exemple des fouilles pendant les contrôles d’identité, une rétention pendant 4H sans possibilité de voir un avocat et de manières générales de donner toujours plus de pouvoir au préfet et à l’administration. De plus avec l’armement des vigiles privées qui est en train de passer à l’assemblée et l’extension de l’anti-terrorisme, c’est une augmentation permanente de l’ensemble des droits de la police.

Et puis si cela va plus loin, n’oublions pas que l’Etat français a encore sous le coude « l’Etat de siège » qui donne plus magistralement encore le pouvoir de maintien de l’ordre aux institutions militaires, dont les attributions sont quasi illimitées. Procédure évidemment pensée tout à la fois comme une défense vis-à-vis d’agression extérieure mais surtout contre une possible insurrection intérieure (il suffit de voir le déploiement militaire qui s’opère à chaque catastrophe naturelle pour éviter notamment les pillages, ou la gestion par les flics du couvre-feu mis en place pendant les émeutes de novembre 2005 dans certains quartiers).

D’une manière générale on peut remarquer que ces différents Etats « d’exception » sont, quelques soient les Etats, des manières de rationaliser, de rendre efficace la gestion administrative de la répression à grande échelle. La répression et la justice deviennent quasi invisibilisées dans ces moments-là. On ne sait plus qui est arrêté, pour quel motif, pour combien de temps… Et bien obligé de croire les motifs invoqués. Chaque personne concernée se retrouve de plus en plus individualisée dans son rapport à la répression, empêchant ainsi un quelconque rapport de force de se développer. Les cibles ne sont plus jugées selon leurs actes mais bien selon ce qu’elles pourraient faire, l’enjeu devient de cibler les « potentialités ». De ce point de vue pas besoin de beaucoup d’imagination pour cibler les possibilités énormes qui s’offrent au pouvoir pour réprimer une contestation sociale d’importance. Le terme de « radicalisé » que reprennent en chœur journalistes et politiques, habitués aux étiquettes fourre-tout, peut aisément être amené à désigner bien autre chose qu’un fada de Dieu.

N’oublions pas que l’Etat d’Urgence date de la guerre d’Algérie, ce qui se passa à l’époque nous renseigne sur les possibles du moment. Notamment le passage des assignations à résidence à l’application concrète de l’internement[6], qui correspond au passage de l’Etat d’Urgence aux pleins pouvoirs (mars 1956). Le tout nouveau Etat Algérien a d’ailleurs bien compris l’intérêt de la chose puisqu’ il gardera après l’indépendance les juridictions françaises « d’Etat de siège » et « d’Etat d’Urgence » et les appliquera respectivement en 1991 et 1992 (et l’utilisation par ce même Etat du terrorisme offre également beaucoup d’intérêt pour lire la période actuelle…). De fait tous les Etats au monde qui se collent l’étiquette démocratique sur le front possèdent ce type de juridiction.

 

Bring the war home

Avec les attentats de novembre puis l’Etat d’Urgence, beaucoup ont pris l’air de découvrir que l’Etat français était en guerre. Effectivement, tout fut toujours fait d’un point de vue sémantique pour le nier. On nous parle toujours aussi couramment « d’interventions extérieures » comme on parlait des « événements d’Algérie » à l’époque, aussi froidement que les « bombardements » sont aujourd’hui des « frappes ». Pourtant l’État français a mené des guerres quasi sans interruption depuis son existence et continue d’occuper militairement bon nombre de territoires, notamment africains[7]. Et ce que tout le monde semble également avoir oublié, c’est que dans toute guerre les civils sont des cibles, au moins autant que les structures productives ou militaires. L’Etat français n’échappe pas à la règle. Et de ce point de vue, il n’a pas vraiment à rougir devant la force de coercition d’un « Etat Islamique », malgré l’histoire que l’on tente de nous conter, celle des gentils contre les méchants. Histoire appuyée facilement par la désignation répétée de l’ennemi comme « barbare », principe idéologique de toute guerre. Le choix d’un camp dans une guerre entre États, ou apparentés comme tels, est toujours un choix entre la peste et le choléra qui entraîne les populations à se battre pour des intérêts qui ne sont pas les leurs.

D’une manière générale la guerre nous prend en otage si on peut dire, coincés par les mailles d’un État protecteur et mobilisateur qui nous renvoie nécessairement à une posture de citoyens encore plus chiante qu’à l’accoutumée. De fait elle finit par fondre en un même corps  protection et contrôle. Elle nous dépossède de notre faculté d’action, de répondre par nous- mêmes à des problèmes politiques qui nous concernent au quotidien : le capitalisme, la guerre et la religion pour ne citer que ceux-là. Si le problème est plus fort que nous, seul l’État, représentant de la  »violence légitime », est à même de le combattre nous dit-on. Cet « État de guerre » sans mobilisation militaire de la population, sans conflit palpable, nous plonge dans cette situation sans contestation possible. Le choc n’est plus politique, il est émotionnel, voir sacrificiel concernant les nécessaires pertes de libertés. L’internationalisme semble bien loin d’être en passe de retrouver des couleurs.

Il ne s’agit pas de relativiser les horreurs commises par les mercenaires de l’État Islamique, ni de dire que vivre ici ou là-bas n’a aucune importance. Seulement cette donnée ne suffira pas à nous faire rentrer dans le consentement que recherche perpétuellement toute démocratie, et ne nous fera pas oublier ce qui est commis au nom de cette même démocratie. L’échelle de l’ignoble n’est pas notre tasse de thé. Et s’il y a bien une donnée qui devrait nous pousser à ne pas suivre ce mouvement, c’est bien le constat qu’une fois de plus la plus grande des guerres, celle que mènent conjointement les démocraties, le califat ou tout autre type de régime, est bien contre nous, prolétaires du monde entier, dans l’augmentation toujours croissante de notre exploitation. Nous sommes toujours les dommages collatéraux ainsi que la chair à canon des conflits d’intérêts entre telle ou telle bourgeoisie, dans le cadre de notre mise en concurrence mondiale. Et les exemples récents de la répression contre les travailleurs d’Air France et de GoodYears sous Etat d’Urgence montrent que l’Etat français est prêt à faire la guerre chez lui.

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[1]                  L’idée vient de Laurent Wauquiez à la base… Mais très vite une fuite nous informe que le premier ministre s’est lui aussi renseigné auprès du conseil d’Etat afin de savoir si l’internement de « fichés S » serait possible légalement.

[2]                  Ça correspond à la main droite de l’État, ses fonctions primaires de maintien de l’ordre et de défense du territoire par la police, la justice et l’armée, ayant comme objectif de sécuriser le bon déroulement de l’économie capitaliste en nos contrées.

[3] Inutile de rappeler qu’ils seront les premiers à demander l’armée si les prolos décidaient logiquement d’attaquer leurs bureaux, leurs journaux ou leurs meetings car leur peur est bien plus sociale que religieuse.

[4]                  Ne nous leurrons pas, pour beaucoup tout cela n’est pas un problème. Toutes ces bonnes âmes qui nous ont appelés la larme à l’œil à voter PS en 2012 contre la droite n’hésiteront pas à continuer la mascarade en 2017, même après 5 ans d’austérité (loi Macron, ANI, réforme du travail, fermeture des CAF…) et d’Etat d’Urgence…

Sur la « gauche » lire l’article « Qu’est-ce que la gauche ? » dans BadKids n°4

[5]                  Voir à ce sujet « Austérité et maintien de l’ordre dans BadKids n° ? et certains articles sur tantquil.net

[6]                  Trois types de camp virent le jour : des « centres d’hébergement » pour les internés placés sous la responsabilité de l’autorité civile, des « centres de triage et de transit » où l’armée gardait ses suspects le temps de les interroger, et des « centres militaires d’internés » où elle détenait les combattants faits prisonniers et non traduits en justice. En août 1960, l’Algérie comptait ainsi 7 000 internés dans 11 centres d’hébergement, 10 000 dans 86 « centres de triage et de transit » et 3 000 dans 7 « centres militaires d’internés ». Le total est plus élevé que dans les prisons, qui atteignaient alors à peine les 15 000 détenus.

               amnis.revues.org

[7]                  Pour une vision récente du déploiement de l’armée française dans le monde :

http://www.bfmtv.com/international/quelle-est-la-presence-de-l-armee-francaise-dans-le-monde-918599.html

2 Comments to “L’ETAT D’URGENCE ou Quand les choses se précisent”

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